Pratique fermentaire millénaire et réinterprétation contemporaine du goût savoureux, l’umami se révèle à travers les produits du terroir. Inspiré par la fermentation traditionnelle de la sauce soja, cet article explore comment créer des condiments fermentés locaux et innovants, riches en umami. Découvrez comment le goût umami transforme les aliments simples en expériences culinaires profondes et savoureuses.
Condiment fermenté, le goût umami
L’umami, ce goût profond et enveloppant qui prolonge la saveur bien après la bouchée, est une quête universelle, présente dans toutes les cultures culinaires. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce goût n’est pas réservé à l’Asie. Là-bas, les classifications gustatives dépassent les quatre saveurs classiques — salé, sucré, acide, amer — pour inclure aussi le piquant, le gras, l’astringence… et bien sûr l’umami, ce goût « délicieux » qui prolonge et relie les autres.
Codifié au Japon à travers des fermentations comme celles du miso ou de la sauce soja, il est également bien ancré dans notre mémoire gustative occidentale : un morceau de parmesan râpé dans une soupe, une tranche de jambon affiné, un fond de sauce réduit, un bouillon de pot-au-feu, ou encore, pour certains, le souvenir d’un trait de Maggi dans une assiette.
La fermentation umami
L’umami est universel. Il parle à tous ceux qui aiment manger. Il naît de quelques acides aminés (glutamate, aspartate, glycine) et de certains nucléotides (guanosine, inosine). On le retrouve autant dans un miso que dans un pot-au-feu.
C’est cette mémoire-là, profondément culturelle et régionale, que nous cherchons à explorer par la fermentation. S’inspirer des techniques asiatiques, oui, mais pour créer autre chose : des bases fermentées locales, à partir de céréales, de graines ou de légumineuses produites en Suisse — quinoa, chanvre, pois chiches, épeautre, sarrasin… — qu’on mélange comme on assemble des cépages, à la recherche de nouvelles harmonies. Non pour reproduire la sauce soja, mais pour inventer un condiment fermenté qui parle notre langue : à la fois humble et raffiné, quotidien et mystérieux.
Brillat-Savarin, dans La Physiologie du goût (1825), l’appelait « osmazôme », un terme inventé en 1806 par le chimiste Louis Jacques Thénard. Plus tard, Auguste Escoffier — sans en connaître les causes chimiques — composait des plats où cette saveur mystérieuse jouait un rôle clé. Lisez ou relisez la recette du fond de veau dans le guide culinaire. C’est cette universalité qui donne envie d’imaginer une sauce fermentée qui parlerait notre langue culinaire, à partir d’ingrédients d’ici.
Réinventer la sauce soja, les alternatives locales
La sauce soja, ou shoyu, est un chef-d’œuvre de fermentation, né de la rencontre entre des ingrédients simples — soja, blé, sel — et d’un savoir-faire millénaire. Dense, profonde, complexe, elle incarne l’umami, ce cinquième goût, difficile à décrire mais immédiatement reconnaissable.
Si la sauce soja est un pilier des cuisines asiatiques, elle est aussi devenue un standard international. Or, ses ingrédients ne sont pas toujours compatibles avec les besoins actuels : allergies, intolérances, importations lointaines, goût parfois trop marqué pour certains palais. D’où une idée : et si nous repensions la sauce soja ? Non pour la copier, mais pour l’adapter. Pour en faire une expression qui nous ressemble.
Il y a 25 ans, à l’occasion d ‘un voyage professionnel au Japon, j’ai découvert les Koji — ces champignons nobles (Aspergillus oryzae) qui transforment riz, orge ou soja en trésors fermentés. C’était lors de visites de brasseries de saké et de fabriques de sauce soja. J’en garde un souvenir ému : l’odeur chaude du moromi, la précision des gestes, le respect du temps. À l’époque, je ne savais pas encore que ce souvenir me poursuivrait aussi longtemps. Aujourd’hui, à l’EHL, j’ai enfin l’occasion de lui donner une forme, d’expérimenter, de transmettre.
Une alternative à la sauce soja
L’idée n’est pas de reproduire la sauce soja à l’identique, mais de s’en inspirer pour créer une nouvelle catégorie de sauces fermentées. À la place du soja, j’utilise le quinoa, le chanvre, les pois chiches, le sarrasin, l’épeautre… Des ingrédients riches en protéines, sans allergènes, cultivés en Suisse. Chaque base a son caractère : certaines sont douces, d’autres noisetées, végétales, florales ou minérales. Il faut les assembler comme on compose un vin : en cherchant équilibre, complexité, longueur en bouche. Le résultat ? Des sauces sombres, liquides, denses, riches en umami, mais avec une personnalité nouvelle — plus proches de nos palais.
Un processus traditionnel, un esprit d’innovation
Le processus reste fidèle aux fondamentaux : un Koji ensemencé sur la base choisie, une fermentation longue en saumure, un moromi que l’on brasse, surveille, goûte. On peut aussi enrichir : champignons, bouillons, algues, céréales torréfiées. Chaque étape ouvre de nouvelles voies et mêle science, intuition, mémoire gustative et engagement écologique.
Une cuisine sans frontières
La cuisine n’a pas de frontières, elle traverse les régions, les cultures, les climats, les traditions. Elle est profondément locale, mais jamais fermée. Elle évolue, migre, se transforme. Explorer la sauce soja, est une manière d’inscrire l’acte de cuisiner dans un dialogue mondial, avec des réponses locales, durables, sensibles. En créant une alternative à la sauce soja avec nos produits locaux, on ne cherche pas à imiter, mais à dialoguer entre mémoire et invention. Et si l’umami n’était pas l’apanage d’un continent, mais l’expression d’un goût universel que chaque culture interprète à sa manière — comme on le voit aussi à travers les tendances de l'industrie hôtelière.
Lecturer in Practical Arts