Bienvenue au Q&A où nous mettons en lumière les professeurs-chercheurs de l’EHL pour mieux comprendre les sujets sur lesquels ils travaillent actuellement. Dans le but de lever le voile sur le monde fascinant de la recherche académique, l’équipe de la Visibilité Institutionnelle s’entretient régulièrement avec des chercheurs de l’EHL dont le travail a un fort impact sur leurs étudiants et le secteur de l’hôtellerie.
Fort d’un parcours académique unique, Lionel Saul est le premier ancien étudiant de l’EHL Hospitality Business School à poursuivre un doctorat soutenu par l’école hôtelière. Il nous parle de sa carrière académique ainsi que la vision qui nourrit sa thèse sur la ‘prospective’: comprendre le futur rôle des entreprises dans notre société et la façon dont elles peuvent contribuer à la rendre meilleure.
En quoi est ton parcours académique unique ?
Ayant grandi dans la région lausannoise, j’ai obtenu mon bachelor de l’EHL en 2018, avant de poursuivre un master de la HES-SO, la plus grande haute école spécialisée suisse. Le programme a duré deux ans à mi-temps. C’était un Master en Business Administration, avec une spécialisation en prospective. Les cours du tronc commun étaient dispensés à Lausanne et les cours liés à la prospective à la Haute Ecole de Genève. La prospective est une approche qui vise à imaginer des futurs possibles pour une entreprise, une industrie ou un État, et prendre des décisions stratégiques pour faire face à ces différents avenirs. C’est comme ça que j’ai découvert ce sujet qui est la base de ma thèse de doctorat.
L’avantage de cette formation est que les étudiants peuvent choisir un professeur de n’importe quelle HES-SO comme superviseur pour leur mémoire de master. J’ai pu donc réalisé mon mémoire sous la direction de Prof. Cindy Heo, professeure associée en revenue management à l’EHL. Je me suis intéressé aux pratiques écologiques en hôtellerie. Par la suite, j’ai pu travailler sur un projet de recherche avec elle, ce qui m’a permis de confirmer mon intérêt pour la recherche académique.
De quelle manière l’EHL contribue-elle à ton succès académique ?
En 2022, j’ai pu intégrer l’équipe d’assistant de recherche de l’EHL Business School. J’ai pu me familiariser à différentes pratiques de recherche, que ce soit au niveau des méthodologies utilisées ou des thématiques explorées. De plus, au printemps 2023, l’EHL m’a proposé de devenir « visiting lecturer ». Mon souhait après mon doctorat est de devenir professeur. Avoir eu l’opportunité d’enseigner m’a permis de confirmer également mon intérêt pour l’enseignement. Dès lors, il fallait que je puisse commencer mon PhD !
C’est donc après ce semestre riche et intense d’enseignement, que j’ai pu commencer l’école doctorale de HEC Lausanne. Les cours enseignés m’ont permis d’être exposé aux grandes théories de management et à différentes méthodologies de recherche qui me serviront pour mon doctorat. C’était un « bootcamp » très dense mais qui m’a permis d’être prêt à démarrer ma thèse.
En parallèle de mon doctorat, je reste assistant de recherche à l’EHL où je participe à des projets de recherche et contribue à la publication d’articles de recherche académique sur des sujets comme le « regenerative tourism ». Cette expérience me permet de développer des nouvelles compétences que je peux appliquer à mon doctorat. J’assiste également le Prof. Stefan Güldenberg dans son rôle de rédacteur en chef du journal suisse Die Unternehmung (Swiss Journal of Business Research and Practice).
Qu’est-ce que ton parcours représente pour l’EHL ?
Pour l’EHL, l’occasion est unique aussi. Il s’agit de la première fois dans son histoire de plus de 130 ans qu’elle aide un ancien de l’EHL à poursuivre un doctorat. L’EHL n’est pas habilitée par Swissuniversities à délivrer un diplôme de doctorat. Mais grâce à un accord-cadre entre l’HES-SO et l’Université de Lausanne, nous avons pu trouver une solution. Je suis actuellement inscrit comme étudiant doctorant à HEC Lausanne. Je suis co-supervisé par le Prof. Patrick Haack de HEC Lausanne, et également par le Prof. Nicole Hinrichs de l’EHL Hospitality Business School.
Je travaille à temps partiel à la fois à l’UNIL et à l’EHL. Cet arrangement me permet de bénéficier d’expertises complémentaires de la part de mes superviseurs. Je leur suis très reconnaissant d’avoir accepté cet arrangement afin de me donner l’opportunité de réaliser mon doctorat. Je peux aussi appliquer les compétences et connaissances qu’ils partagent avec moi dans mon rôle d’assistant de recherche.
Cela a été particulièrement compliqué de cumuler un poste à l’EHL, un poste à l’UNIL et l’école doctorale en parallèle. Mais cela m’a aussi appris à prioriser les tâches et se focaliser sur l’essentiel.
Mon expérience servira sans doute de trame pour des doctorants futurs. Je me vois également comme un « research ambassador » de l’EHL, car je participe à des conférences nationales et internationales de recherche en mangement et cela me permet de pouvoir faire de la « pub » sur les recherches qui sont faites à l’EHL et potentiellement de créer de futures collaborations avec d’autres institutions.
Revenons à votre sujet de thèse. Qu’est-ce que c’est la prospective?
Pour moi, la prospective représente la façon dont la société et les entreprises en particulier imaginent l’avenir sur un horizon d’environ 30 ans. Comment on imagine les problèmes de demain en apportant des solutions opérationnelles aujourd’hui. On doit être capables de considérer les futurs, et j’utilise bien le pluriel car plusieurs hypothèses sont possibles.
Plus précisément, je m’intéresse à la façon dont la prospective peut aider les entreprises à mieux comprendre les enjeux sociétaux en imaginant des scénarios futurs. Les entreprises ont un choix : soit de contribuer de façon négative à des enjeux sociétaux, par exemple le changement climatique, soit d’apporter des solutions pour l’atténuer. Avec la prospective, les organisations peuvent se projeter dans différents futurs possibles et d’essayer de comprendre les impacts systémiques de ces futurs.
En quoi est la prospective un concept nouveau ? Ces idées ont toujours existées non ?
C’est une très bonne question. Certains éléments de ce concept-cadre ont bien sûr existés par le passé. Par contre, d’un point de vue académique, c’est un sujet qui a gagné en importance ces dernières années. Des plus en plus de chercheurs s’intéressent à théoriser comment mobiliser le futur pour influencer notre société. D’un point de vue de la pratique, peut-être ce qui change c’est la rapidité et la complexité de notre monde qui continuent de se renforcer.
Pour prendre un exemple très concret, le constructeur d’automobiles de luxe Porsche va perdre, selon ses propres estimations entre 1 et 2 milliards d’euros suite aux inondations en Valais. Vous allez demander : quel rapport entre Porsche et la météo dans le canton du Valais??
En fait, une usine qui produit un alliage d’aluminium très spécialisé a dû fermer pendant plusieurs mois, ce qui a stoppé net la production des voitures Porsche. On peut imaginer que si Porsche avait fait un scénario de l’impact climatique sur sa chaîne de production, l’entreprise aurait pu prévoir un plan d’action adapté. Peut-être que l’entreprise l’a fait, mais visiblement elle n’était pas tout à fait prête.
En quoi est-ce différent des autres concepts de management, comme une analyse des parties prenantes ?
Beaucoup de personnes me posent la question. C’est pour cela que je souhaite explorer cet enjeux dans mon premier article que je compte publier dans le cadre de mon doctorat. Je vais regarder ce qui a déjà été fait par les chercheurs sur le thème de la prospective et les termes qui s’y rapportent en anglais comme « strategic foresight », « future thinking », « future practices », ou « future making ». Le but sera de comprendre ce qui la différentie d’autres pratiques de management.
Le deuxième article vise à comprendre par quels mécanismes les différentes parties prenantes—malgré leurs intérêts divergents—peuvent s’accorder sur une vision commune du futur. Le troisième visera à comprendre les différentes visions du futur rôle des entreprises dans notre société par différentes parties prenantes.
Elon Musk, par exemple, semble penser que les entreprises doivent repousser les limites de notre société en conquérant l’espace, notamment. Alors que d’autres, comme les hôtels régénératifs, visent à créer des entreprises en relation symbiotique avec les écosystèmes terrestres. Ce sont donc des visions contradictoires intéressantes à comparer et déterminantes pour le futur de notre société. C’est du moins aujourd’hui ce que j’espère étudier. Il se peut bien que cela évolue encore ces prochains mois en fonction de l’avancée de mes recherches.
La prospective s’applique aussi à l’hôtellerie ?
En tant qu’ancien de l’EHL, je pense que oui. En fait, le domaine de l’hospitalité dépend de beaucoup de facteurs externes qu’un hôtel ne peut pas forcément contrôler comme par exemple le taux de change, le prix du pétrole mais aussi le changement climatique et des revendications écologiques. C’est une industrie qui subit. Donc plus elle est capable de se projeter dans différents scénarios d’avenir, plus elle peut être résiliente.
Nous voyons très clairement cet enjeu en Suisse avec des stations de ski qui peinent à s’adapter aux hivers plus doux. Est-ce qu’on va skier encore longtemps en moyenne montagne ? Faut-il réfléchir à quel moment on abandonne le ski ? Comment je me réinvente ? Qu’est-ce qu’il faudrait pour que je me réinvite ? De l’aide étatique, investissement privée, une campagne marketing ?
C’est autant de questions qu’il faudrait résoudre d’ici un avenir proche. Être capable de se projeter dans le futur peut paraître abstrait mais les applications foisonnent.