En ces temps troubles, la cuisine reste plus que jamais un langage universel. "Donnez-moi des bons cuisiniers et je vous ferai des bons traités", promettait Talleyrand à Napoléon. Portons notre regard sur un élément omniprésent dans nos vies, mais souvent négligé dans sa profondeur philosophique : la nourriture.
Loin d'être simplement un moyen de subsistance, la nourriture peut être considérée comme une expression de l'âme humaine, une entité complexe qui transcende le simple acte de se nourrir pour devenir une source de vie et même de paix. Mais c’est aussi un voyage sensoriel et émotionnel qui commence bien avant que la première bouchée ne touche notre langue, mais déjà dans le ventre de notre maman.
Interprétation par le Chef Michel De Matteis, 1893, restaurant pédagogique bistronomique de l'EHL Lausanne
En dégustant chaque bouchée, nous nous engageons dans une exploration des traditions, des cultures, des histoires personnelles, des dimensions culturelles, éducatives et sociales qui remontent à des siècles. Ces histoires racontées à travers la transformation d'ingrédients bruts en créations culinaires de plus en plus élaborées et complexes où s’expriment nos expériences et vécus au plus profond de nous-même.
La nourriture agit ainsi comme un langage universel qui rassemble (ou divise) les peuples, créant des ponts interculturels entre les générations et les expériences individuelles de chacun. La nourriture, au-delà de sa fonction nutritive, prend une place centrale dans nos vies. Les repas familiaux, les célébrations religieuses, les fêtes régionales, les saisons. Chaque occasion spéciale est toujours rythmée par des réalisations culinaires ou pâtissières traditionnelles transmises de génération en génération, en l’honneur de « Terra Madre ». Le partage d’un repas crée un espace de connexion et de communion, renforçant les liens familiaux, amicaux, professionnels, voire inamicaux.
Célébrer la gastronomie devient ainsi un geste de reconnaissance et d'appréciation envers la richesse de notre patrimoine immatériel. Chaque festin devient ainsi une célébration à la « Terra Madre ». Depuis Grimaud de la Reyniere qui inventa la critique gastronomique à partir de la scène théâtrale, à Brillat-Savarin, élevé au rang de philosophe grâce à son traité sur la truffe, en passant par Carême qui réalisa son désir d’être architecte en devenant cuisinier, jusqu'à Vatel prônant « Harmonie et Contraste, toute Beauté procède de ces deux éléments »... tous ont célébré la nourriture et les produits comme lien social, philosophique, voire métaphysique.
La nourriture est aussi un moyen d'expression artistique. Les chefs et les cuisiniers transforment des ingrédients simples en œuvres d'art gastronomiques, repoussant ainsi les limites de la créativité et de la technique culinaire. Les cuisiniers modernes s’expriment à travers leur art conceptuel pour définir la nouvelle « nouvelle cuisine » : Gualtiero Marchesi et son Riso, oro e zafferano ; Les frères Troisgros et leur saumon à l’oseille, Adrian Ferran et sa cuisine moléculaire. Des cuisiniers artistes ou des artistes cuisiniers ?
Interprétation par la Cheffe Lucrèce Lacchio, Berceau des Sens, restaurant pédagogique étoilé Michelin de l'EHL Lausanne
Cependant, dans notre célébration de l'abondance, n'oublions pas la responsabilité qui l'accompagne. Le gaspillage alimentaire, une conséquence trop souvent négligée de notre culture de la surconsommation actuelle, a des implications environnementales considérables. En appréciant la nourriture, cultivons également une conscience de la valeur des ressources investies dans chaque plat, contribuant ainsi à une approche plus durable et respectueuse de notre alimentation. L’humoriste français Coluche lançait en septembre 1985, dans un grand élan de solidarité « les restos du cœur » le concept était de servir des repas chauds pendant la période hivernale aux nécessiteux. Il disait alors « c’est incroyable que dans le pays de la bouffe des personnes crèvent de faim ». En 2018, plus de 133 millions de repas ont été servis et sont financés principalement par des dons privés.
Du même acabit, récemment, Le chef Italien Massimo Bottura et la Caritas Italia ont créé, à l’occasion de l’exposition universelle en 2015 à Milan, il Refettorio Ambrosiano. Grâce aux invendus des supermarchés, des repas gastronomiques sont cuisinés par de grands chefs bénévoles aux personnes dans le besoin. En 2019, 20.000 repas gratuits ont été servis grâce à la récupération de 60 tonnes de nourriture. Aujourd’hui, ces « Refettorio » sont déclinés un peu partout dans le monde, même à Genève !
Afin de relever des fonds en faveur des plus démunis, le Refettorio Genève organise chaque mois un déjeuner d’exception avec un chef invité. Le soir, le même repas est servi aux bénéficiaires. En juin 2023, les Chefs Julien Boutonnet, Thomas Guichard, et Christian Segui de l'EHL Lausanne ont pris les commandes des cuisines pour concocter un menu d’exception.
En conclusion, la célébration de la nourriture devient une célébration de l'âme humaine. Vecteur de joie, de partage, d’éducation, c'est un voyage sensoriel, culturel, émotionnel et social qui nous relie les uns aux autres, mais qui nous relie surtout à « Pachamama » qui nous nourrit.
Alors, embrassons la philosophie de la nourriture comme une célébration de la vie, une reconnaissance de notre interconnexion entre les peuples et un hymne aux diversités culturelles qui enrichit notre existence. En savourant chaque bouchée avec gratitude, nous nourrissons non seulement notre corps, mais aussi notre âme.